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Franz Liszt

PAR JeanYves Clément |  27 janvier 2011

 

  I - Naissance d'un génie  II Dieu, l'art l'amour - III La Bohême au cœur - IV Un amazone mistyque Franz Liszt L'odyssée des Poèmes (Chapitre V)
V - L'odyssée des Poèmes - VI Dr. Faust et Mr. Liszt - VII Franz Liszt Rome, unique objet - VIII . L'Abbé
Franz Liszt Rome, unique objet... (Chapitre VII)

 

Franz Liszt Naissance d'un génie (Chapitre I)

PAR JeanYves Clément |  27 janvier 2011

« Franz Liszt na­quit à Rai­ding, en Hon­grie [ap­pelé à l'époque Do­borján, Rai­ding est au­jour­d'hui en Au­triche, à en­vi­ron 70 ki­lo­mètres au sud de Vienne — Ndlr], le 22 oc­tobre 1811. Sa fa­mille, noble d'ori­gine, était tom­bée, par une longue suite de vi­cis­si­tudes, dans une condi­tion fort humble. »

Voilà la no­tice men­son­gère que dif­fu­sait Liszt en per­sonne lors de ses concerts dans les an­nées 1840. Elle en dit long sur le com­plexe qui sera le sien et la soif d'ap­pren­tis­sage qu'il ma­ni­fes­tera avec une telle avi­dité lors de ses an­nées de for­ma­tion. La vo­lonté de réus­sir, la né­ces­sité d'ar­ri­ver, de tenir une place dans la so­ciété, ainsi qu'«une es­pèce de ré­pu­ta­tion [et] une po­si­tion en Eu­rope », comme il le dira, se­ront aussi à la base du tra­vail acharné du piano — son vé­ri­table pas­se­port pour l'exis­tence. « N'étant per­sonne, il faut que je de­vienne quel­qu'un », confes­seratil à Marie d'Agoult, de noble ex­trac­tion — comme le sera plus en­core la prin­cesse Ca­ro­lyne de SaynWitt­gen­stein, au dé­part de sa se­conde vie.

Ce com­plexe nour­rira un fort sen­ti­ment d'in­fé­rio­rité que Liszt com­pen­sera par ses conquêtes amou­reuses, sa bou­li­mie de sa­voir et de culture aussi, mais qu'il su­bli­mera sur­tout sa vie du­rant — l'« ar­tiste roi » se situe audes­sus de toute no­blesse.

Liszt naît donc dans ce mo­deste vil­lage, issu d'un couple de condi­tion simple com­posé d'Anna Lager et d'Adam Liszt. Ce­luici est nommé de­puis peu à Rai­ding comme in­ten­dant du prince Es­terházy (à qui il dé­diera un Te Deum), cé­lèbre pro­tec­teur de Haydn qu'Adam fré­quenta peutêtre, avec Hum­mel, alors qu'il était em­ployé en tant que vio­lon­cel­liste au sein de l'or­chestre du châ­teau d'Ei­sens­tadt. Époque bénie qu'il re­gret­tera amè­re­ment. Adam re­por­tera consciem­ment sur son fils le rêve de consa­crer sa vie à la mu­sique : « Tu réa­li­se­ras cet ar­tiste idéal dont l'image avait vai­ne­ment fas­ciné ma jeu­nesse » , lui écriratil. Com­po­si­teur ama­teur, il joue aussi du piano, dont il fait pro­fi­ter Franz ; du moins quand ce­luici n'est pas ma­lade, ce qui est fré­quent lors des pre­mières an­nées, où il manque même de perdre la vie.

Bach, Mo­zart et Bee­tho­ven ac­com­pagnent dans l'ini­tia­tion du jeune Liszt les com­po­si­teurs du temps : Ries, Hum­mel, Cle­menti. Les dons stu­pé­fiants de pia­niste et d'im­pro­vi­sa­teur de l'en­fant le font vite com­pa­rer à Mo­zart (ce que re­pren­dront les pre­mières cri­tiques), ce qui ne dé­plaît pas à son père qui res­semble, lui, à Léo­pold Mo­zart, par l'em­prise qu'il a sur son fils mais aussi par ses qua­li­tés pro­tec­trices.

L'autre pas­sion d'Adam est la re­li­gion, l'idéal fran­cis­cain en par­ti­cu­lier, d'où le pré­nom de Franz choisi pour son fils ; Adam a même, dans sa jeu­nesse, aban­donné pour la mu­sique le mo­nas­tère et la vo­ca­tion à la­quelle il se des­ti­nait. C'est presque une dé­marche in­verse qu'ac­com­plira Liszt au long de sa vie, en ten­tant de re­lier mu­sique et re­li­gion, tou­jours guidé par le mo­dèle de saint Fran­çois. Il su­bira d'ailleurs dès sa jeu­nesse de vé­ri­tables crises mys­tiques, tem­pé­rées peutêtre par une so­lide as­sise ter­rienne due à la fré­quen­ta­tion des mu­si­ciens tzi­ganes ; des mu­si­ciens qui l'en­chantent, lui qui res­tera « de la nais­sance à la tombe ma­gyar de cœur et d'es­prit » .

Après deux concerts pri­vés à l'âge de dix ans, c'est le pre­mier voyage à Vienne, en 1822, et le début des re­la­tions avec Carl Czerny (déjà ren­con­tré en 1819), an­cien élève de Bee­tho­ven, pro­fes­seur illustre et com­po­si­teur pro­lixe. Qu'il ait ou non été adoubé par Bee­tho­ven à onze ans, selon la lé­gende qu'il col­por­tera luimême, n'em­pê­chera pas Liszt de faire du géant al­le­mand son père spi­ri­tuel pour la vie en­tière ; Bee­tho­ven qu'il jouera, trans­crira, et dont il fi­nan­cera l'édi­fi­ca­tion d'une sta­tue à Bonn. Sa mu­sique ( « un per­pé­tuel com­man­de­ment, une in­faillible ré­vé­la­tion ») lui four­nira sans nul doute la base de toutes ses ré­flexions sur la forme — la li­berté en mu­sique. Czerny sera fas­ciné par le jeune pro­dige — « je n'avais ja­mais eu jusquelà d'élève aussi zélé, aussi gé­nial, aussi tra­vailleur » —, à l'ins­tar de Sa­lieri, avec le­quel Franz com­plé­tera son ap­pren­tis­sage. Il donne son pre­mier concert pu­blic et sus­cite ra­pi­de­ment l'en­thou­siasme.

 

LA BLES­SURE


Après quelques concerts à Pest, munis de plu­sieurs lettres d'in­tro­duc­tion, dont celle du prince de Met­ter­nich, les Liszt partent en 1823 pour Paris, via Mu­nich, Aug­sbourg, Stutt­gart et Stras­bourg, où Franz donne par­tout des concerts triom­phaux. Paris et son pres­ti­gieux Conser­va­toire di­rigé par Che­ru­bini où il es­père étu­dier, Paris, villephare de l'Eu­rope de Liszt, de­vient son port d'at­tache jus­qu'en 1844. Mais Che­ru­bini le re­fuse pour d'obs­cures rai­sons, ce qui cause chez Liszt une bles­sure dont se­ront sans doute mar­quées ses fu­tures dia­tribes contre les éta­blis­se­ments d'en­sei­gne­ment mu­si­cal. Dé­sor­mais il ap­pren­dra seul, ce qui le ren­dra libre aussi, sans doute, d'im­pro­vi­ser à sa guise, in­ven­tant là les pré­misses d'un genre mu­si­cal vé­ri­ta­ble­ment per­son­nel, et peutêtre plus fon­da­teur qu'on ne pour­rait l'ima­gi­ner, celui de la pa­ra­phrase.

Ne se lais­sant pas abattre, l'ap­prenti com­po­si­teur prend des cours pri­vés avec Anton Rei­cha et Fer­di­nando Paër, puis donne un concert triom­phal au ThéâtreIta­lien qui le rend aus­si­tôt cé­lèbre, avant de s'em­bar­quer pour une pre­mière tour­née en An­gle­terre en 1824. Bien­tôt ce se­ront des concerts dans le sud de l'Al­le­magne, puis en Suisse ; la car­rière est com­men­cée, agré­men­tée de la com­po­si­tion de mo­destes mais nom­breuses pages : Liszt est d'abord un im­pro­vi­sa­teur, qui de­vien­dra peu à peu com­po­si­teur ; peutêtre par manque d'af­fir­ma­tion de soi, là en­core. Son génie, ce sont ce manque et ses armes de vir­tuose qui en fe­ront, comme par re­tour, un grand créa­teur. Chez Liszt, l'ou­til fera tout l'es­prit.

Il écrit dans l'in­ter­valle un opéra, Don Sanche ou Le Châ­teau d'amour, qui connaî­tra un échec lors de sa créa­tion à Paris en 1825. Liszt ne sera ja­mais à l'aise avec ce genre qu'il lais­sera en quelque sorte à Wag­ner — son théâtre, il le met­tra dans son piano. Et c'est bien ce qu'il com­mence à faire en pu­bliant l'an­née sui­vante ses Études en douze exer­cices, pre­mier ava­tar du bré­viaire du piano selon Liszt. ◆

JeanYves Clé­ment
 

 

Franz Liszt Dieu, l'art, l'amour (Chapitre II)

JeanYves Clément

 

 

 

 

Franz Liszt L'odyssée des Poèmes (Chapitre V)

Liszt en 1856 par Wilhelm von Kaulbach

Liszt prend ses fonc­tions à Wei­mar début 1848 dans des condi­tions dif­fi­ciles, af­fu­blé d'un or­chestre mé­diocre, dans un théâtre sans moyens. Il y ré­side avec Ca­ro­lyne, cha­cun de son côté au début, bien­séance oblige, elle s'ins­tal­lant dans la belle et grande de­meure de l'Al­ten­burg, qui de­vien­dra bien­tôt le temple de la pré­sence et de l'en­sei­gne­ment de Liszt dont bé­né­fi­cie­ront des per­son­na­li­tés mu­si­cales de l'Eu­rope en­tière — Ber­lioz, Wag­ner et Brahms en tête. Là en­core, Franz brave les conven­tions mo­rales en s'af­fi­chant bien­tôt avec Ca­ro­lyne, comme il l'avait fait avec Marie (elle aussi issue de la no­blesse, ayant tout quitté pour lui : les scé­na­rios de la jeu­nesse per­durent). Mais Ca­ro­lyne, ne par­ve­nant pas à faire an­nu­ler son ma­riage, vivra ex­clue de la cour.

 

             

À gauche : L'Al­ten­burg, ré­si­dence de Ca­ro­lyne von SaynWitt­gen­stein et de Liszt à Wei­mar entre 1848–1861 (Des­sin au crayon de Frie­drich Pel­ler). À droite, por­trait de Ca­ro­lyne en 1847

Les an­nées qui suivent se­ront consa­crées à com­po­ser, di­ri­ger et en­sei­gner. Les œuvres em­blé­ma­tiques de cette époque sont sans conteste les douze Poèmes sym­pho­niques, com­po­sés pré­ci­sé­ment du­rant ces dix ans (18481858) et dé­diés à Ca­ro­lyne (vien­dra s'ajou­ter au début des an­nées 1880 Du ber­ceau à la tombe, émou­vant tes­ta­ment mu­si­cal à la tendre sé­ré­nité, d'une douce ré­si­gna­tion, assez proche, dans ses in­ten­tions comme dans sa mu­sique, de Tchaï­kovski). La forme du poème sym­pho­nique, que Liszt in­vente to­ta­le­ment, ré­pond à la "grande idée" qui sou­tint sa pré­sence "à Wei­mar une dou­zaine d'an­nées", comme il l'écrira à Agnès Street [cicontre], maî­tresse se­crète et confi­dente pri­vi­lé­giée du mi­lieu des an­nées 1850, "celle du re­nou­vel­le­ment de la mu­sique par son al­liance plus in­time avec la poé­sie".

Les Poèmes sym­pho­niques sont au­tant de fan­tai­sies or­ches­trales ou­vertes sur un in­fini de mu­sique pos­sible et de ses sen­ti­ments, qu'ils touchent l'hu­ma­nité ou la na­ture, comme c'est sou­vent le cas. À l'aune de ces exi­gences, les ré­sul­tats sont in­égaux ; les réus­sites n'en sont que plus im­pres­sion­nantes, dans leur grâce en­chan­te­resse (Or­phée, où la mu­sique s'élève selon Liszt "dans un trans­pa­rent vê­te­ment d'inef­fable et mys­té­rieuse har­mo­nie") comme dans leur ten­sion ("sus­pense" !) exis­ten­tielle rayon­nante (Pro­mé­thée, Ham­let) ou leur émo­tion dou­lou­reuse ra­mas­sée jus­qu'à l'op­pres­sion (Hé­roïde fu­nèbre), jus­qu'à leur ar­deur épique (Les Pré­ludes) ou mé­lan­co­lique (Les Idéaux), les deux s'as­so­ciant sou­vent...


UN "BIG BANG""

Cette grande odys­sée lisz­tienne des sen­ti­ments trouve son point d'orgue dans la FaustSym­pho­nie et la So­nate en si mi­neur, com­po­sées à cette pé­riode ; les deux chefsd'œuvre de Liszt dans les do­maines de l'or­chestre et du piano (dé­diés aux deux plus grands com­po­si­teurs vi­vants selon Liszt à cette époque, Ber­lioz et Schu­mann) et comme se ré­pon­dant l'un l'autre, telles deux ver­sions d'une même vi­sion du monde, l'une ex­pli­cite, concrète, or­ches­trale et ima­gée, l'autre comme son dé­calque idéa­lisé, sans in­ten­tion ni pro­gramme ma­ni­feste — Liszt ne lais­sera pas une ligne sur sa So­nate...

Écrite d'une seule cou­lée, à l'ins­tar des poèmes sym­pho­niques, la So­nate re­pré­sente à la fois l'abou­tis­se­ment et le dé­pas­se­ment de l'art lisz­tien, sorte de "concré­tion" poé­tique où Liszt "brosse" — abs­trai­te­ment — un por­trait de l'Homme, comme il l'avait fait avec Faust, "cap­tif de son doute et de son ir­ré­so­lu­tion", comme il dira de Ham­let, sou­mis aux ten­ta­tions, amou­reux et re­li­gieux à la fois. Mais il y a sans doute plus dans la So­nate que dans la FaustSym­pho­nie, et qui ex­plique l'ab­sence et l'ef­fa­ce­ment de tout dis­cours ex­pli­cite, audelà même de la su­bli­ma­tion des thèmes com­muns (l'Es­prit — Dieu —, l'amour, le diable) et de cet af­fron­te­ment si lisz­tien entre chair et es­prit. Une vi­sion du cos­mos, d'une seule cou­lée ; les trois mou­ve­ments "clas­siques" y sont, mais in­ten­sé­ment liés, fon­dus par les pro­cé­dés dont on a parlé, to­ta­le­ment in­hé­rents à la ma­tière mu­si­cale, où la mu­sique se fait comme l'ou­til du Créa­teur luimême, des­si­nant sa créa­tion en même temps que se construit l'œuvre, à par­tir d'un vé­ri­table "Big Bang" et de sa dé­fla­gra­tion ini­tiale (et avec elle l'ex­plo­sion du genre de la so­nate — la "forme so­nate" ici, c'est la so­nate ellemême !) ; va­ria­tions à par­tir d'une cel­lule pri­mor­diale comme venue de l'es­pace in­fini de la mu­sique, sorte de son ori­gi­nel, apho­risme mu­si­cal di­laté dans tous les sens que per­met sa po­ten­tia­lité, elle aussi comme in­fi­nie...

Œuvresyn­thèse que cette So­nate, et culmi­na­tion de tout ce que Liszt a ima­giné de son piano de­puis sa jeu­nesse, quêtes de l'ex­tase et tour­nures bo­hèmes com­prises et comme confon­dues. À la fin, tout se re­plie à nou­veau sur soi jus­qu'au re­tour de la ma­tière fon­da­men­tale, si l'on peut dire, comme une vie qui se clô­tu­re­rait pour en re­com­men­cer une autre, après une lu­mi­neuse et ul­time mon­tée fi­gu­rant les trois marches qui mènent aux trois ac­cords sus­pen­dus du Pa­ra­dis (l'ac­cord de la troi­sième marche de­ve­nant le pre­mier du "Ciel"). Boucle unique dans l'his­toire de la mu­sique que ce par­cours pia­nis­tique nar­ra­tif, d'une pu­reté et d'une in­ten­sité ex­pres­sive égales à sa per­fec­tion for­melle.

Ri­chard Wag­ner (Aqua­relle de 1853)

La vie de Liszt à Wei­mar contraste donc for­te­ment par sa sta­bi­lité avec la pé­riode pré­cé­dente. C'est grâce à elle qu'il com­pose les chefsd'œuvre dont nous par­lons ici, y com­pris cer­tains écrits qui, même quand ils portent la lourde em­preinte de Ca­ro­lyne, laissent ap­pa­raître un Liszt sub­til et poé­tique ; comme dans son Cho­pin de 1851, qui contient parmi les ju­ge­ments les plus clair­voyants et pro­fonds qu'on ait pu tenir sur le mu­si­cien po­lo­nais, avec un sens de la for­mule qui n'ap­par­tient qu'à Liszt. Il écrit éga­le­ment sur Wag­ner, à l'époque où il crée Lo­hen­grin, en 1850, avec un grand suc­cès ; sui­vra Le Vais­seau fan­tôme. La re­la­tion entre les deux hommes est à cette époque ex­cel­lente, tant que Liszt contente les nom­breuses de­mandes fi­nan­cières du chantre de l'art total : "Merci, ô mon Christ aimé, mon Noël ! Je te consi­dère comme le Sau­veur luimême, et c'est à titre de Sau­veur que j'ai placé ton image sur l'au­tel de mon tra­vail !" lui écrira Wag­ner, qui sera par ailleurs de plus en plus in­dif­fé­rent aux com­po­si­tions de son ami.

Mais Liszt se sent bien­tôt de plus en plus isolé à Wei­mar, sub­mergé par les pro­blèmes pro­fes­sion­nels et fi­nan­ciers, vic­time d'une ca­bale en dé­cembre 1858 qui le pous­sera à re­mettre sa dé­mis­sion, per­dant peu à peu ses es­poirs de ma­riage avec Ca­ro­lyne, éloi­gné des te­nants de la grande tra­di­tion conser­va­trice al­le­mande de Leip­zig ; le voici seul, avec l'in­grat Wag­ner et les fa­na­tiques wag­né­riens qui le fa­tiguent, à dé­fendre la "Mu­sique de l'ave­nir" qu'ils in­carnent en­semble, pour la seule gloire de l'au­teur de la fu­ture Té­tra­lo­gie, es­quis­sée à cette époque... En 1858 s'achève un cha­pitre es­sen­tiel de la vie de Liszt, alors que déjà un autre s'amorce, bien­tôt écrit par la mu­sique re­li­gieuse.◆

JeanYves Clé­ment
(À suivre)

Franz Liszt Dr. Faust et Mr. Liszt (Chapitre VI)

PAR JeanYves Clément | | 21 août 2011

 

Une fois sa dé­mis­sion de Wei­mar don­née, début 1859, com­mence pour Liszt une pé­riode de tris­tesse et de so­li­tude. En dé­cembre, son fils Da­niel meurt bru­ta­le­ment de la tu­ber­cu­lose à Ber­lin, chez sa sœur Co­sima. Sous le coup de l'émo­tion, lui qui ne peut "par­ler d'abon­dance du cœur qu'en mu­sique", com­pose Les Morts, pre­mière de ses trois Odes fu­nèbres pour or­chestre, d'après un texte de La­men­nais, qui marque éga­le­ment pour Liszt le re­tour aux sources de sa jeu­nesse. Mu­sique pure et noble qui tra­duit chez le mu­si­cien une at­ti­rance pour la mort at­tes­tée par beau­coup d'autres pages (Pen­sées des morts, Fu­né­railles, Hé­roïde fu­nèbre, To­ten­tanz...), sans par­ler des pièces pour piano très noires des der­nières an­nées, Lu­gubre Gon­dole I et II et autres "tom­beaux" mu­si­caux dé­diés à Wag­ner.

 

Trois an­nées plus tard, alors que Blan­dine, ma­riée de­puis cinq ans à l'avo­cat et homme po­li­tique fran­çais Émile Ol­li­vier, meurt à son tour, à vingtsept ans, il écrit au sujet de ses en­fants : "Tous deux de­meurent pour moi comme l'ex­pia­tion, la pu­ri­fi­ca­tion et l'in­ter­ces­sion." Liszt de­man­dera à ce que l'on joue Les Morts et La Notte, deuxième de ses Odes, lors de son en­ter­re­ment ; La Notte est une su­blime marche fu­nèbre, dont le thème avait déjà été uti­lisé dans "Il Pen­se­roso" des An­nées de pè­le­ri­nage, d'après le poème de Mi­chelAnge, qui dit, en épi­graphe à sa sta­tue : " Je suis re­con­nais­sant au som­meil et plus en­core d'être de pierre, tant que règnent l'in­jus­tice et l'op­probre." (...) Liszt dé­diera Les Morts à Co­sima. Ce tes­ta­ment est écrit, nous dit Liszt, " à la date du 14 sep­tembre, où l'Église cé­lèbre l'exal­ta­tion de la SainteCroix. Le nom de cette fête dit aussi l'ardent et mys­té­rieux sen­ti­ment qui a trans­percé comme d'un stig­mate sacré ma vie en­tière." Dans cette pé­riode de désar­roi total, isolé à Wei­mar, Liszt nous rap­pelle ainsi ce qui le lie à sa jeu­nesse, cette re­li­gio­sité en­core qui fait fi­na­le­ment le ferment de son œuvre.


Si l'on ex­cepte un voyage d'un mois à Paris, en mai 1861, où il re­voit Marie d'Agoult, mais sur­tout Ber­lioz, Ros­sini, Gou­nod ou en­core La­mar­tine, Liszt s'en­ferme dans sa so­li­tude de l'Al­ten­burg pen­dant une longue pé­riode. Ses amis quittent peu à peu Wei­mar. Brahms et le vio­lo­niste — et ami de Liszt ! — Joa­chim signent un ma­ni­feste contre la "Mu­sique de l'ave­nir", et Ca­ro­lyne part pour Rome dans le vain es­poir d'y plai­der son di­vorce. Celui qui aima tous

De gauche à droite : Co­sima, Blan­dine et Da­niel

les autres et que tous les autres pour l'es­sen­tiel n'ai­mèrent pas, met un point final à ses dé­sirs de ré­vo­lu­tion mu­si­cale et s'en­ferme en luimême ; il prend ses dis­tances avec Wag­ner (qui vient d'ache­ver Tris­tan) et avec ses de­mandes bles­santes et ses ré­cri­mi­na­tions constantes ; il les ac­cen­tuera en­core quand il ap­pren­dra sa liai­son avec Co­sima, et ne le verra plus alors que très spo­ra­di­que­ment, après dix an­nées de bons et loyaux ser­vices mu­si­caux ; fi­na­le­ment, seule la pé­riode de Wei­mar les aura rap­pro­chés vrai­ment. Peu au­ront suivi Franz Liszt dans cette aven­ture, à l'ex­cep­tion de quelquesuns, dont le voyant Ca­milleSaintSaëns qui par­lera de lui comme de " celui que l'on s'obs­tine à nom­mer le grand pia­niste, pour ne pas être obligé de conve­nir qu'il est un des grands com­po­si­teurs de notre époque ". Pia­niste, il ne le sera plus, mais com­po­si­teur il le sera da­van­tage en­core, à Rome, à par­tir de 1862. Mais dans un sens dif­fé­rent, de plus en plus mar­qué par la re­li­gion, comme il le confiera à cette époque : " Je veux dé­sor­mais me consa­crer au do­maine de l'ora­to­rio (ainsi qu'à quelques œuvres qui sont en rap­port avec lui)." Il ter­mi­nait alors La Lé­gende de sainte Éli­sa­beth et ébau­chait Chris­tus.
 


RIC­TUS DIA­BO­LIQUE


Liszt, en bon Mé­phisto qu'il sait être aussi, défie les lois tra­di­tion­nelles de la mu­sique ; il en trans­cende le lan­gage luimême... La trans­mu­ta­tion des thèmes est le cœur de cette al­chi­mie de LisztFaust dans les an­nées 1850 où c'est bien Mé­phisto le ten­ta­teur qui per­met, de son au­dace comme de son pou­voir, ce su­prême défi mu­si­cal.


Mé­phisto et Dieu vont conjoin­te­ment ins­pi­rer Liszt jus­qu'à la fin, à des de­grés di­vers, et ce par­ti­cu­liè­re­ment à par­tir des an­nées 1850. Pen­sons que la cin­quième et der­nière Mé­phistoValse (si l'on nomme ainsi la Ba­ga­telle sans to­na­lité, qui en est une qui ne dit pas son nom, mal­gré son sa­ta­nisme si criant — mais il n'y a que le diable qui puisse ainsi pul­vé­ri­ser le dieu tonal...) date de l'an­née pré­cé­dant la mort de Liszt. Mé­phisto aura ainsi le der­nier mot, le noc­turne En rêve et ses so­no­ri­tés d'audelà réa­li­sant la même année, en 1885, une sorte de contre­point à cet ul­time ric­tus dia­bo­lique, en­core ac­cen­tué par quelque Mé­phistoPolka maus­sade et tour­noyante de 1883, pour ne rien dire des autres Csar­das, "ma­cabre" (ef­frayante dans sa noir­ceur) ou "obs­ti­née" (avec ses ric­tus pro­vo­ca­teurs et comme vic­to­rieux) des mêmes an­nées, où Mé­phisto revêt comme en une ul­time fi­gure le masque dé­formé du Tzi­gane (cer­taines des der­nières Rhap­so­dies hon­groises, Por­traits hon­grois aux har­mo­nies fu­rieuses).


Mais nous n'en sommes pas en­core là. Dans l'at­tente, beau­coup d'œuvres té­moi­gne­ront de cet écart si si­gni­fiant entre "art divin et sa­ta­nique" entre 1859 et 1863. À com­men­cer par la DanteSym­pho­nie et la To­ten­tanz pour piano et or­chestre, qui semblent échan­ger leur fra­cas — leur enfer — et presque leur spec­tacle, tant ces œuvres pa­raissent tout droit sor­ties des fan­tas­ma­go­ries du Moyen Âge et de leurs vi­sions ma­cabres. D'ailleurs Liszt avait prévu de façon très vi­sion­naire un "Dio­rama" re­cons­ti­tuant les "scènes" de La Di­vine Co­mé­die pour l'exé­cu­tion de sa sym­pho­nie. Un ré­ci­tant s'as­so­cie­rait à ces pro­jec­tions d'images, réa­li­sant une sorte de "son et lu­mière" sans doute im­pres­sion­nant. L'art total avant la lettre, tel que Scria­bine en aura le fan­tasme dans son Mys­tère, des an­nées plus tard... ◆


JeanYves Clé­ment

Franz Liszt Rome, unique objet... (Chapitre VII)

PAR JeanYves Clément | 29 septembre 2011

En août 1861, Liszt quitte dé­fi­ni­ti­ve­ment Wei­mar et part pour Rome re­joindre Ca­ro­lyne, qui croit en­core à un ma­riage pos­sible. L'union avec Ca­ro­lyne, qui aura remué ciel et terre pour enfin par­ve­nir à l'an­nu­la­tion de son pre­mier ma­riage, est pré­vue le jour de l'an­ni­ver­saire de Liszt, le 22 oc­tobre. Mais dans la nuit, le pape re­vient sur son ac­cord. Liszt et Ca­ro­lyne dé­cident néan­moins de res­ter à Rome mais re­noncent à leur ma­riage, dé­fi­ni­ti­ve­ment dé­cou­ra­gés : un re­non­ce­ment de plus pour Liszt, mais sans doute pas le plus dou­lou­reux...

Dès lors, cha­cun de son côté se tour­nera vers la re­li­gion, Ca­ro­lyne pas­sant le plus clair de son temps à ré­di­ger les vingtcinq vo­lumes de ses Causes in­té­rieures de la fai­blesse ex­té­rieure de l'Église. Liszt s'ins­talle à Rome — il y res­tera jus­qu'en 1869 — où il fré­quente ar­tistes, élèves, bonne so­ciété et haut clergé. Son but est clair : de­ve­nir le "nou­veau Pa­les­trina" du Va­ti­can en re­vê­tant la fonc­tion de di­rec­teur de la mu­sique et en ré­for­mant la mu­sique d'église. Pour au­tant, si l'on consi­dère la façon dont Liszt traita dra­ma­ti­que­ment la mu­sique re­li­gieuse, on s'étonne qu'il ait pu pré­tendre à un tel poste, quoi qu'il en soit de cer­taines pro­messes que lui au­rait faites l'en­tou­rage du pape. Quelques an­nées plus tard, il niera avoir eu ces am­bi­tions.

Blan­dine meurt su­bi­te­ment en sep­tembre 1862 ; la dou­leur de Liszt est at­té­nuée par la venue au monde, peu de temps après, de la deuxième fille de Co­sima. De cette époque datent les im­menses et dé­chi­rantes Va­ria­tions sur le motif de Bach "Wei­nen, Kla­gen, Sor­gen, Zagen" pour piano (que Liszt trans­crira pour orgue), motif ex­trait de la Can­tate BWV 12 et re­pris dans le "Cru­ci­fixus" de la Messe en si de Bach. C'est aussi la to­na­lité ellemême que dé­chire Liszt ici pour fi­gu­rer la dou­leur poi­gnante et lan­ci­nante. L'émo­tion at­teint son pa­roxysme au terme de ces va­ria­tions contras­tées, tour à tour plain­tives et ora­geuses ; après un ré­ci­ta­tif dé­solé jaillit sou­dain la lu­mière sous la forme du cho­ral "Ce que Dieu fait est bien fait", qui clôt triom­pha­le­ment la pièce. Effet sai­sis­sant de puis­sance et d'af­fir­ma­tion de la foi, qui at­teste celle de Liszt, même en ces mo­ments si dif­fi­ciles. Et une mu­sique très proche de celle de César Franck (que Liszt dé­cou­vrira avec ra­vis­se­ment à Paris en 1866) et de ses grands trip­tyques à venir.

 

GÉNIE VISIONNAIRE

 

 

En juillet 1863, Liszt, qui s'est re­tiré au cloître de la Madonna del Rosario, un an­cien couvent des Do­mi­ni­cains, re­çoit la vi­site du pape Pie IX, qui l'ap­pelle "mon cher Pa­les­trina", ali­men­tant les es­poirs de Liszt ; c'est le début de re­la­tions étroites entre les deux hommes, qui confortent Liszt dans sa dé­ci­sion de de­meu­rer à Rome. Dans ce bel en­droit, situé sur le Monte Mario, Liszt fera re­traite deux ans, de 1863 à 1865 ; il y com­po­sera les deux Légendes pour piano et met­tra la der­nière main à son vaste Chris­tus.

Après ce sé­jour, en août 1865 sera créée triom­pha­le­ment à Bu­da­pest la Légende de sainte Élisabeth, ache­vée en 1862. Com­posé entre Weimar et Rome, et créé donc à Bu­da­pest, l'ora­to­rio est sym­bo­lique de l'at­ta­che­ment de Liszt aux trois villes dans les­quelles il vivra en al­ter­nance à par­tir de 1869, et de ce qu'elles re­pré­sentent dans son style : sources musicales tzi­ganes pour la Hon­grie (mé­lo­dies po­pu­laires et an­ciens can­tiques hon­grois), nou­vel es­prit sym­pho­nique pour Weimar ("aug­menté" par la présence d'un cho­ral allemand), mu­sique sacrée renouvelée pour Rome. Il s'agit d'une grande fresque historique

Cloître de la Ma­donna del Ro­sa­rio sur le Monte Mario à Rome

pour huit so­listes, chœur mixte, chœur d'en­fants et or­chestre dont le sujet est la vie de la sainte hon­groise, pa­tronne des pauvres.
Liszt s'ins­pire de six fresques de Moritz von Schwind conser­vées au château de la Wart­burg, où vécut Élisabeth, sur les mêmes terres que le duché de Wei­mar. Il s'iden­ti­fie cer­tai­ne­ment à la quête de pu­reté de la sainte et à l'em­pa­thie ex­trême qu'elle ma­ni­fes­tait, comme lui, à l'égard de la souf­france d'au­trui (en 1882, il écrira à Carolyne : "Cette bi­zarre hy­per­tro­phie du sens de la com­pas­sion m'a at­teint à l'âge de seize ans — alors que je vou­lais me lais­ser len­te­ment mou­rir de faim au ci­me­tière de Mont­martre. Elle ou­vrit mon cœur aux su­blimes conso­la­tions chré­tiennes").
Les deux Lé­gendes pour piano de 1863 sont com­po­sées dans le même es­prit de sé­ré­nité de l'ora­to­rio, d'où sans doute leur vo­cable com­mun de "lé­gende", qui dit aussi la su­pé­rio­rité du "mer­veilleux" et de la foi sur la réa­lité. La dou­ceur des deux saints (Fran­çois d'As­sise prê­chant aux oi­seaux, Fran­çois de Paule mar­chant sur les flots) va de pair avec une force qui n'est que le pro­lon­ge­ment de leur foi. Avec un génie vi­sion­naire sans équi­valent à l'époque, Liszt op­pose dans la Pre­mière Lé­gende l'azur vi­bra­toire et tendre des chants des oi­seaux à la voix grave et as­su­rée du saint, sous la forme d'un hymne so­len­nel qui se mêle pro­gres­si­ve­ment à la dé­li­ca­tesse du chant et de­vient de plus en plus humble et ému, comme si le saint, mal­gré sa ro­bus­tesse, s'était laissé ga­gner par cette grâce qui l'en­ve­loppe. Un hymne fait éga­le­ment toute la trame de la Se­conde Lé­gende, peu à peu gran­dis­sant et s'éle­vant à tra­vers tous les re­gistres du piano à me­sure de la pro­gres­sion du saint sur l'eau, jus­qu'à son triomphe et son exal­ta­tion ; lit­té­ra­le­ment, l'ins­tru­ment semble s'ou­vrir sous Liszt comme la mer sous les pas du saint !

Le piano de Liszt at­teint dans ces deux pages es­sen­tielles (éga­le­ment or­ches­trées) une sorte d'ac­com­plis­se­ment dans la spi­ri­tua­li­sa­tion de la ma­tière pia­nis­tique, cen­sée "imi­ter" ou dé­crire. Les élé­ments (air et eau) sont pré­textes à des trou­vailles pia­nis­tiques par­fai­te­ment in­édites ex­clu­si­ve­ment au ser­vice de l'ex­pres­sion, tour à tour poi­gnante ou hé­roïque, tou­jours noble et haute. Fautil pré­ci­ser ce que Ravel et De­bussy de­vront à ces évo­ca­tions na­tu­relles et sur­na­tu­relles à la fois ? Liszt prê­cheur ac­com­plit ici un mer­veilleux acte de foi mu­si­cale qu'il ré­ité­rera plus tard avec ses su­blimes Jeux d'eau à

la Villa d'Este, sorte de der­nier ser­mon mu­si­cal sans sujet, si ce n'est une sorte de lieu spi­ri­tuel idéa­lisé. La beauté y sera de­ve­nue ac­tion de grâce.
Ces Lé­gendes marquent l'ar­rêt de la pro­duc­tion pia­nis­tique de Liszt (après deux re­mar­quables Études de concert, sur­tout la pre­mière, Mur­mures de la forêt, qui pré­cède une sar­do­nique Ronde des lu­tins — Mé­phisto tem­pé­rant ces trans­ports béats...), du moins de pièces d'im­por­tance, avant le troi­sième et der­nier livre des An­nées de pè­le­ri­nage qui pa­raî­tra quelque quinze ans plus tard.

Mais avant se tien­dra le Chris­tus, gi­gan­tesque pierre d'angle et tes­ta­ment mu­si­cal déjà, avant la constel­la­tion des der­nières pièces pour piano, l'archipel d'un Liszt s'éloi­gnant peu à peu du monde mu­si­cal or­di­naire. ◆

Eli­sa­beth de Thu­ringe
Le Mi­racle de la Rose par Mo­ritz von Schwind
 

JeanYves Clément
 

Franz Liszt L'Abbé (Chapitre VIII)

Franz Liszt (1811-1886), dont on cé­lèbre cette année le bi­cen­te­naire de la nais­sance, est le héros du feuille­ton de Clas­sica. Voici le hui­tième épi­sode, tiré d'une nou­velle bio­gra­phie si­gnée Jean-Yves Clé­ment.

PAR Jean-Yves Clément |  24 octobre 2011