PAR JeanYves Clément |
27 janvier 2011
« Franz Liszt naquit à Raiding, en Hongrie [appelé à l'époque Doborján, Raiding est aujourd'hui en Autriche, à environ 70 kilomètres au sud de Vienne — Ndlr], le
22 octobre 1811. Sa famille, noble d'origine, était tombée, par une
longue suite de vicissitudes, dans une condition fort humble. »
Voilà la notice mensongère que diffusait Liszt en
personne lors de ses concerts dans les années 1840. Elle en dit long
sur le complexe qui sera le sien et la soif d'apprentissage qu'il
manifestera avec une telle avidité lors de ses années de
formation. La volonté de réussir, la nécessité d'arriver, de
tenir une place dans la société, ainsi qu'«une espèce de réputation
[et] une position en Europe », comme il le dira, seront aussi à la
base du travail acharné du piano — son véritable passeport pour
l'existence. « N'étant personne, il faut que je devienne quelqu'un
», confesseratil à Marie d'Agoult, de noble extraction — comme le
sera plus encore la princesse Carolyne de SaynWittgenstein, au
départ de sa seconde vie.
Ce complexe nourrira un fort sentiment
d'infériorité que Liszt compensera par ses conquêtes amoureuses,
sa boulimie de savoir et de culture aussi, mais qu'il sublimera
surtout sa vie durant — l'« artiste roi » se situe audessus de
toute noblesse.
Liszt naît donc dans ce modeste village, issu d'un
couple de condition simple composé d'Anna Lager et d'Adam Liszt.
Celuici est nommé depuis peu à Raiding comme intendant du prince
Esterházy (à qui il dédiera un Te Deum), célèbre protecteur
de Haydn qu'Adam fréquenta peutêtre, avec Hummel, alors qu'il était
employé en tant que violoncelliste au sein de l'orchestre du
château d'Eisenstadt. Époque bénie qu'il regrettera amèrement.
Adam reportera consciemment sur son fils le rêve de consacrer sa vie
à la musique : « Tu réaliseras cet artiste idéal dont l'image
avait vainement fasciné ma jeunesse » , lui écriratil.
Compositeur amateur, il joue aussi du piano, dont il fait profiter
Franz ; du moins quand celuici n'est pas malade, ce qui est
fréquent lors des premières années, où il manque même de perdre la
vie.
Bach, Mozart et Beethoven accompagnent dans
l'initiation du jeune Liszt les compositeurs du temps : Ries,
Hummel, Clementi. Les dons stupéfiants de pianiste et
d'improvisateur de l'enfant le font vite comparer à Mozart (ce
que reprendront les premières critiques), ce qui ne déplaît pas à
son père qui ressemble, lui, à Léopold Mozart, par l'emprise qu'il a
sur son fils mais aussi par ses qualités protectrices.
L'autre passion d'Adam est la religion, l'idéal
franciscain en particulier, d'où le prénom de Franz choisi pour
son fils ; Adam a même, dans sa jeunesse, abandonné pour la musique
le monastère et la vocation à laquelle il se destinait. C'est
presque une démarche inverse qu'accomplira Liszt au long de sa vie,
en tentant de relier musique et religion, toujours guidé par le
modèle de saint François. Il subira d'ailleurs dès sa jeunesse de
véritables crises mystiques, tempérées peutêtre par une solide
assise terrienne due à la fréquentation des musiciens tziganes ;
des musiciens qui l'enchantent, lui qui restera « de la naissance à
la tombe magyar de cœur et d'esprit » .
Après deux concerts privés à l'âge de dix ans, c'est le
premier voyage à Vienne, en 1822, et le début des relations avec
Carl Czerny (déjà rencontré en 1819), ancien élève de Beethoven,
professeur illustre et compositeur prolixe. Qu'il ait ou non été
adoubé par Beethoven à onze ans, selon la légende qu'il colportera
luimême, n'empêchera pas Liszt de faire du géant allemand son père
spirituel pour la vie entière ; Beethoven qu'il jouera,
transcrira, et dont il financera l'édification d'une statue à
Bonn. Sa musique ( « un perpétuel commandement, une infaillible révélation
») lui fournira sans nul doute la base de toutes ses réflexions sur
la forme — la liberté en musique. Czerny sera fasciné par le jeune
prodige — « je n'avais jamais eu jusquelà d'élève aussi zélé, aussi génial, aussi travailleur
» —, à l'instar de Salieri, avec lequel Franz complétera son
apprentissage. Il donne son premier concert public et suscite
rapidement l'enthousiasme.
LA BLESSURE
Après quelques concerts à Pest, munis de plusieurs lettres
d'introduction, dont celle du prince de Metternich, les Liszt
partent en 1823 pour Paris, via Munich, Augsbourg, Stuttgart et
Strasbourg, où Franz donne partout des concerts triomphaux. Paris et
son prestigieux Conservatoire dirigé par Cherubini où il espère
étudier, Paris, villephare de l'Europe de Liszt, devient son port
d'attache jusqu'en 1844. Mais Cherubini le refuse pour d'obscures
raisons, ce qui cause chez Liszt une blessure dont seront sans doute
marquées ses futures diatribes contre les établissements
d'enseignement musical. Désormais il apprendra seul, ce qui le
rendra libre aussi, sans doute, d'improviser à sa guise, inventant
là les prémisses d'un genre musical véritablement personnel,
et peutêtre plus fondateur qu'on ne pourrait l'imaginer, celui de
la paraphrase.
Ne se laissant pas abattre, l'apprenti compositeur prend des cours
privés avec Anton Reicha et Ferdinando Paër, puis donne un concert
triomphal au ThéâtreItalien qui le rend aussitôt célèbre, avant de
s'embarquer pour une première tournée en Angleterre en 1824.
Bientôt ce seront des concerts dans le sud de l'Allemagne, puis en
Suisse ; la carrière est commencée, agrémentée de la composition
de modestes mais nombreuses pages : Liszt est d'abord un
improvisateur, qui deviendra peu à peu compositeur ; peutêtre
par manque d'affirmation de soi, là encore. Son génie, ce sont ce
manque et ses armes de virtuose qui en feront, comme par retour, un
grand créateur. Chez Liszt, l'outil fera tout l'esprit.
Il écrit dans l'intervalle un opéra,
Don Sanche ou Le Château d'amour,
qui connaîtra un échec lors de sa création à Paris en 1825. Liszt ne
sera jamais à l'aise avec ce genre qu'il laissera en quelque sorte à
Wagner — son théâtre, il le mettra dans son piano. Et c'est bien ce
qu'il commence à faire en publiant l'année suivante ses
Études en douze exercices, premier avatar du bréviaire du piano selon Liszt. ◆
JeanYves Clément
Franz Liszt en 1832
« Après une période de crise, marquée
notamment par la mort de son père, les années 1830 voient la
naissance des premières paraphrases pianistiques, inspirées
notamment d'opéras célèbres. Mais la plus grande paraphrase que Liszt écrivit à l'encre de sa vie, c'est certainement celle que lui inspira
Marie d'Agoult,
à l'origine aussi de nombreuses pièces dictées par l'amour qu'elle
partagea avec le musicien durant plus de dix ans. Elle apparaît
dans la vie de Liszt dès 1832 et accompagne presque toute sa première période glorieuse, communément intitulée
Glanzperiode (période de splendeur, d'éclat — mais l'éclat, c'est aussi la magnificence).
De 1833 à 1835,
Liszt et
Marie d'Agoult vivent leur liaison cachée. L'aînée des deux filles de
Marie d'Agoult meurt en décembre 1834.
Marie veut y voir le châtiment de ses amours adultérines ; d'autant qu'elle est déjà enceinte de
Liszt... Le couple, objet de scandale, entreprend alors de quitter Paris.
Marie le rapporte dans ses Mémoires : "
Nous
partons, dit Franz avec un accent étrange et en attachant sur moi
un long regard. (...) Il nous faut, à la face du Ciel, confesser la
sainteté ou la fatalité de notre amour." Ils fuient en juin 1835 pour
Genève, après que
Marie
a annoncé à son époux qu'elle se séparait de lui au terme de huit
années de mariage. La cavale amoureuse va durer près de cinq ans.
Marie d'Agoult
Avant,
Liszt fait une rencontre décisive, au printemps 1834,
qui marquera à la fois la tonalité de son amour, son itinéraire,
aussi bien que les œuvres de cette époque, dont certaines sont souvent
comme les premières apparitions —
Apparitions sera
également le titre de trois pièces significatives de cette époque,
pages audacieuses et erratiques, si libres encore de forme, la
première surtout, aux frémissements de barcarolle
fantasmatique — et les premières versions, valides et valables en
tant que telles aux yeux de
Liszt, de grandes pages à venir, et
non pas seulement leurs ébauches. Caractéristique de ce "work in
progress" que représente souvent l'œuvre de
Liszt ; et
processus assez unique, il faut le dire, dans l'histoire de la
musique, et si mouvant, que ce déploiement d'une œuvre, comme d'une
vie, qui l'épouse d'une façon si essentielle (les multiples
transcriptions de ses propres pages rentreront dans ce processus
"d'empilage" comme le témoin d'autant de points de vue, de clichés
personnels sur son œuvre). "Œuvrevie" pourraiton dire, comme on l'a
affirmé aussi justement de Rimbaud.
LE REBELLE SPIRITUEL
Cette rencontre est celle de l'
abbé de Lamennais ; elle complétera l'initiation de
Liszt
au saintsimonisme qu'il découvre quelque temps avant et dont les
disciples prônent la proximité de l'art, de la religion et de
l'amour ; du socialisme et des Évangiles ; le progrès social par
l'entremise de la musique, art poétique jugé supérieur. Un
mouvement qui touchera aussi bien
Berlioz,
SainteBeuve ou
George Sand.
Lamennais est le "rebelle spirituel" de l'époque, ses
Paroles d'un croyant font scandale et leur publication est condamnée par l'Église. Tout chez
Lamennais séduit
Liszt, en particulier ce rapprochement que fait le "
prédicateurpoète", comme le nomme
Liszt, à la suite de
SaintSimon, entre le prêtre, l'artiste et l'idéal social qui est le sien.
Liszt cite ces mots de
Lamennais, qu'il juge "
mémorables", dans
De la situation des artistes, recueil d'articles paru progressivement au cours de l'année 1835 dans la
Gazette musicale : "
La régénération de l'art, c'est une régénération sociale."
Et il y a ces phrases du compositeur, véritable décalque de la
pensée de l'homme religieux, qui sonnent comme un manifeste : "
La
cause, enfin ?... C'est la dignité morale, la réhabilitation
spirituelle, la consécration sociale et religieuse de l'art et
des artistes, dont la mission est d'exprimer, de manifester,
d'élever et de diviniser en quelque sorte le sentiment humanitaire
sous tous ses aspects." Dieu fait de l'artiste le plus beau de ces émissaires... "
Le Fiat Lux
de l'art ", écrit encore Liszt, sera le jour où "
toutes les classes, enfin, se confondront dans un sentiment commun, religieux, grandiose et sublime ". Paraphrase de
Lamennais
que ces pensées idéalisantes, qui se frotteront vite à la dure
réalité des événements, à Lyon, lors du tragique soulèvement des
Canuts qui inspirera au musicien une provocatrice marche
"révolutionnaire", Lyon, datée de 1837 et dédiée à...
Lamennais.
Tout acquis à son prophète,
Liszt passe plusieurs mois à ses côtés dans sa propriété de
La Chênaie,
en Bretagne, où il travaille à quelques pièces teintées de ces
aspirations spirituelles qui ne le quitteront plus. C'est
peutêtre là qu'il a la révélation de sa vocation de
compositeur. Témoigne de cette période le très étonnant et
prophétique De Profundis pour piano et orchestre, à la forme
là aussi très originale, intégrant un véritable psaume au milieu
du premier mouvement, si imaginatif et si romantique
finalement dans ce mélange programmé de vision gothique et
fantastique — on songe déjà à Tchaïkovski, à Rachmaninov. On trouvera d'autres psaumes chez
Liszt,
choraux ou dissimulés à l'intérieur de pièces instrumentales —
le plus bel exemple étant le deuxième thème au sein de la Sonate en si mineur pour piano.
UNE AUDACE INOUÏE
De cette époque date la première version des
Harmonies poétiques et religieuses, qui en précédera deux autres, œuvre d'importance dans la production de
Liszt ; en effet, le recueil, inspiré en partie par la poésie de
Lamartine
et son type particulier d'effusion, s'étendra dans ses trois
moutures sur presque vingt ans, de 1834 à 1853, attestant bien de la
préoccupation religieuse chez Liszt, présente dès ses pièces de jeunesse. Pour preuve tangible, un psaume encore habite
Pensées des morts,
page centrale du recueil. Centrale en ce qu'elle parcourra les
trois versions, occupant la première place de la version initiale
et donnant même le titre au recueil. " Ma petite harmonie lamartinienne sans ton ni mesure ", ainsi
Liszt qualifietil ces Pensées,
une de ses pièces les plus étonnamment baroques, gravure à la Dürer
où la mort — un des grands thèmes lisztiens — est dessinée avec un
effroi et une débauche d'intentions inouïs, totalement
nouveaux, sidérants dans le paysage musical du temps : "con
furore", "marcato lugubre", "molto appassionato con amore",
"quieto parlante", "languido e dolente", "soave con amore"...
Musique là encore d'une liberté folle, avec tous ces états qui se
bousculent dans un sentiment de désolation absolu, et qui nous
rapproche déjà nettement des pages si mornes et abattues qui
verront le jour dans les années 1880. Liszt invente des formes que lui dictent ses géniales improvisations, à la limite du déséquilibre (cette
Langueur si étonnante par exemple, aux accents scriabiniens, qui disparaîtra de la deuxième version, avec trois
Hymnes pourtant magnifiques — dont l'Hymne au matin et l'Hymne à la nuit).
Il faudra attendre bien longtemps pour connaître une semblable audace en musique.
Liszt
est déjà, à vingttrois ans, un compositeur singulier et unique
par sa puissance d'imagination si éruptive parfois — proche de son
ami Berlioz — et son ingénuité quasi sulpicienne (Hymne de l'enfant à son réveil),
si touchante par endroits et qui restera, elle aussi, à sa manière.
Finalement, sublimées, ce sont encore elles que l'on retrouvera
dans la Sonate en si mineur ; l'art entier de Liszt est ainsi fait de recyclage permanent. »
JeanYves Clément
Liszt au piano. Tableau de Josef Danhauser (1840).
Sur le piano, le buste de Beethoven. Assis à gauche, George Sand et Alexandre Dumas. Debout, de g. à dr.,
Victor Hugo, Niccolo Paganini et Gioacchino Rossini. Assise sur un coussin posé au sol, Marie d'Agoult.
Franz Liszt La Bohême au cœur (Chapitre III)
Marie d'Agoult et Nohant. Cidessous : les enfants de Liszt : Blandine, Cosima, Daniel
En 1836,
Liszt,
Marie d'Agoult et
George Sand (que
Musset
a présentée au couple à l'automne 1834) se retrouvent. La
relation au début quasi fusionnelle entre les deux femmes tourne
rapidement à la haine. Par deux fois,
Liszt et
Marie se rendent à
Nohant, chez l'écrivain, durant l'année 1837 ;
Franz y transcrit des symphonies de Beethoven et des lieder de Schubert, ces lieder qu'il aime tant.
C'est de là qu'ils partent en Italie, qui verra naître le second volet des
Années de pèlerinage. En route,
Liszt donne un concert de bienfaisance au profit des Canuts à Lyon et rend visite à
Lamartine.
Le couple passe également voir sa fille (ils auront tous les deux et
tour à tour des sentiments distants visàvis de leurs enfants),
puis descend faire le tour des grands lacs italiens et de leurs
paysages enchanteurs, pèlerinage romantique s'il en est, initié
en leur temps par
Madame de Staël et
Chateaubriand. Suit un séjour de méditation et de travail à Bellagio, avant que
Marie n'accouche à Côme de son deuxième enfant,
Cosima, le 26 décembre 1837. Ils partent ensuite pour Milan où
Liszt donne un concert et rencontre
Rossini (il transcrira ses délicieuses
Soirées musicales) ; puis ils se rendent à Venise, qui fascine
Franz mais déprime
Marie, de plus en plus neurasthénique : premiers signes de future discorde...
Liszt laissera sur la villemusique une magnifique
Lettre d'un bachelier et une voluptueuse
Gondoliera incluse dans le supplément de la deuxième
Année de pèlerinage, "Venezia e Napoli".
Soudain il apprend la nouvelle des terribles inondations qui
viennent de toucher la Hongrie. Atteint au plus profond, il part
aussitôt à Vienne où il donne huit concerts en un mois au profit des
sinistrés — «
Je suis un des fils de cette nation primitive, indomptée, qui semble réservée pour de meilleurs jours ! » écriratil. Il fait la connaissance de
Clara Schumann à qui il dédiera ses
Études d'après Paganini ;
Clara qui, passé la première admiration, ne cessera (avec la complicité conservatrice de
Brahms) de critiquer la musique de
Liszt
(la Sonate !), alors que lui aura défendu l'œuvre de son mari toute
sa vie. De cette époque date le début de la grande gloire de
Liszt, et l'invention du "récital" (que
Marie appelle "
monologue pianistique")
où il enchaîne compositeurs anciens et modernes, de Bach à
Chopin, dans un sentiment de respect, d'intégrité et de
curiosité inconnu jusquelà. Florence, Bologne, Pise connaissent
ces moments où
Liszt joue
Scarlatti,
Haendel,
Weber,
Beethoven,
Chopin : un répertoire joué par cœur et constamment renouvelé. Puis c'est Rome et ses splendeurs, qui fascinent
Liszt. À cette époque est conçue la
Deuxième Année de pèlerinage,
à l'inspiration plus artistique et littéraire encore, faite
d'émotions esthétiques, de contemplations admiratives et de
méditations.
Marie met au monde un troisième enfant,
Daniel, en juin 1839.
Liszt
part à Vienne donner des concerts dans le but de recueillir des fonds
pour l'édification à Bonn d'un monument dédié à la mémoire de
Beethoven.
Événement important et symbolique qui marque le début de sa
"Glanzperiode", étendue dans toute l'Europe (France, Angleterre,
Allemagne, Autriche, Espagne, Portugal...), jusqu'à la Turquie
et la Russie où elle s'achèvera, dans des salles comprenant jusqu'à
trois mille personnes... Dès cette période, la "lisztomanie",
terme inventé par Heine, souffle sur l'Europe, avec son cortège de
manifestations hystériques ;
Liszt joue des dizaines
d'œuvres, les apprenant à une vitesse phénoménale (tel concerto de
Beethoven en moins de vingtquatre heures...). Jamais un artiste
n'obtiendra autant de succès populaire, abolissant par la grâce
de ce succès les différences de classe entre artiste, bourgeoisie
et aristocratie. Le concert moderne est né à cette époque, avec
Liszt.
"FRÉNÉSIE, DÉLIRE"
Cette période de gloire commence symboliquement par Pest et le retour de
Liszt
en Hongrie, invité par le gouvernement ; événement majeur de sa
vie comme de sa carrière, après seize ans d'absence de son pays, où
il est accueilli comme un personnage politique.
Maison natale de Franz Liszt à Raiding (Hongrie)
« LA MUSIQUE TZIGANE EST UNE SORTE D'OPIUM DONT J'AI GRAND BESOIN » (F. Liszt)
Durant ce séjour,
Liszt passe dans son village natal de Raiding
(sans grande émotion, son universalisme ne s'appesantissant
guère sur les particularités biographiques) et renoue avec les Tziganes de son enfance et leur musique, qui exercent sur lui, ditil, un «
attrait particulier [et] une sorte d'opium, dont j'ai grand besoin ». Il en fera une description merveilleuse dans
Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, en parlant des «
rythmes
éperonnés de leurs Friscka, qui bientôt montaient à la frénésie
de l'exaltation, arrivaient au délire, semblaient enfin
reproduire ce tournoiement vertigineux, convulsif, anhéleux,
qui est le point culminant de l'extase du derviche ». Autant de caractéristiques que l'on retrouve dans les dixneuf
Rhapsodies hongroises dont la plupart sont composées dans les années 1840 à partir du matériau collecté et utilisé également dans les
Mélodies nationales hongroises.
Les Rhapsodies, on le sait, ne sont pas hongroises, au sens
authentiquement magyar du terme, mais Liszt aussi le savait, et
qu'importe puisque c'est bien également ce folklorelà qu'on
entendait dans les campagnes hongroises ; l'art bohémien
appartient à la Hongrie "comme un enfant à sa mère". C'est
d'autant plus vrai que les Tziganes ont repris certains thèmes au
folklore hongrois. Finalement, comme dans les Mazurkas de
Chopin, qu'importe ici l'authenticité, c'est l'esprit qui
l'emporte, et celui d'improvisation tel qu'il traverse ces Rhapsodies,
teintées d'une imagination, d'une ingéniosité et d'une
diversité sans pareille. Audace et hardiesse, toujours : après le "Away ! Away !" de
Mazeppa, Liszt chante maintenant le "Audelà ! Audelà, le grand mot de tout artiste !", qu'il entend dans le chant des Tziganes.
De ces odes à la vie et à la joie instrumentales que sont les
Rhapsodies hongroises, je retiendrai la perfection des
6e, 11e (avec ses imitations de cymbalum), 12e, 14e, sorte de rhapsodie idéale — dont Liszt fera une
Fantaisie hongroise avec orchestre — et la 9e surtout, pour sa liesse surabondante,
Tziganes en 1888
sa surenchère thématique explosive et contagieuse ; Carnaval de Pest, comme le titre le compositeur, mais c'est l'ensemble des
Rhapsodies
qui figure le grand Carnaval de Liszt. Il a mis la Hongrie, le
peuple de Bohême et ses airs en fête comme aucun musicien ne l'a
jamais fait pour aucun pays. C'est ainsi symboliquement toute
l'Europe que Liszt rend hongroise de ses chants ; tous les sols se
valent, pour lui ; la singularité porte l'universel.◆
JeanYves Clément
Franz Liszt Une amazone mystique (Chapitre IV)
PAR JeanYves Clément |
12 juin 2011
Dans les années 1840, Liszt se laisse
porter par la fièvre de centaines de concerts, bien loin parfois des
exigences de la virtuosité vertueuse découverte grâce aux
Tziganes ; mais ce rôle de messager itinérant est important
aussi, crucial même : Liszt le sait et boira sa coupe jusqu'à
la lie, en 1847. Le roi des pianistes se doit de passer par cette
phase extérieure et ces voyages incessants où se confondent
vagabondage et quête spirituelle, dans sa vie comme dans sa
musique — que serait un messager qui ne soit d'abord et avant tout
en mouvement ?
De 1840 à 1847, Liszt chevauche son piano
infatigablement, de Vienne (son "port d'attache") à
Elisabethgrad — aujourd'hui Kirovograd, en Ukraine, où il
donnera les quatre derniers concerts "officiels" de son existence
—, de Dresde à Odessa, de Londres à Constantinople, de Hambourg à
Kiev, où il rencontre celle qui marquera le début de sa "seconde
vie", la princesse Carolyne von SaynWittgenstein. Il y aura
aussi l'Irlande, l'Écosse, la Belgique, l'Allemagne et Berlin
(sans doute l'apogée de sa gloire, durant l'hiver 18411842),
Amsterdam, la Pologne, SaintPétersbourg, Moscou, Paris (où il
rompra définitivement avec Marie d'Agoult), la France,
l'Espagne, le Portugal, Vienne, Prague, la Hongrie à nouveau, la
Transylvanie, Bucarest : près de trois cents villes seront
conquises par Liszt durant sa "Glanzperiode" — Bonaparte de l'ivoire...
Fin 1842, Liszt est nommé à Weimar maître de chapelle de la
cour "en service extraordinaire", ce qui l'oblige à conduire
l'orchestre trois mois par an. Il prend ses fonctions début 1844 en
dirigeant des pages de Beethoven, Weber et Meyerbeer. Il rend hommage à
Beethoven en 1845 à travers les festivités qui se déroulent à Bonn ;
Liszt
y finance en grande partie un important monument dédié au
musicien allemand dont la souscription avait déjà été lancée
précédemment par un concert en 1841. (À la même époque, Liszt
avait joué à Cologne au bénéfice de l'achèvement de la
cathédrale. On ne compte plus durant cette période ses concerts
humanitaires et autres dons.) À Bonn, il se porte caution d'une
salle de trois mille places construite pour l'occasion et dirige ou
crée de nombreuses œuvres (une cantate même, de son cru, qu'il dédie à
son dieu musical).
LA "PRIÈRE VIVANTE"
En octobre 1846, peu de temps avant qu'il ne rencontre sa nouvelle égérie et que ne bascule son destin,
Liszt écrit au grandduc Charles Alexandre cet aveu manifeste : «
Le
moment vient pour moi (nel mezzo del cammin di nostra vita, 35 ans
!) de briser ma chrysalide de virtuose et de laisser plein vol à ma
pensée (...). Le but qui m'importe avant tout et pardessus tout à
cette heure, c'est de conquérir le théâtre pour ma pensée, comme je
l'ai conquis pendant ces six dernières années pour ma personnalité
d'artiste.»
En citant "L'Enfer" de La Divine Comédie de Dante, Liszt
comprend qu'une seconde existence et une seconde voie se
présentent à lui, l'envers de la première ; cette fois, toute
créatrice et intérieure, orchestrale et poétique. Un changement
aussi radical (plus jamais Liszt ne jouera pour de l'argent ;
les quelques concerts qu'il donnera encore seront uniquement de
bienfaisance), même préparé de longue date, ne saurait s'effectuer
seul. Il y faut une "raison" supplémentaire et pas
seulement une terre d'accueil où l'on s'arrête, même aussi propice
et favorable que Weimar ; et quand on est Liszt, cette raison
ne saurait être que féminine. Pour lui, la voie vers Dieu (qui
finalement résume les autres, qui convergent vers elle) ne peut
passer que par celle de l'amour terrestre. Cet idéal de jeunesse
revêtira maintenant une nouvelle forme, qui verra le jour à
travers sa liaison avec Carolyne von SaynWittgenstein.
La comtesse Carolyne avec sa fille Marie en 1844Liszt rencontre celle qu'il appellera son "amazone mystique"
à Kiev, en février 1847, à l'occasion d'un concert de charité où
elle se distingue par sa générosité, ce qui frappe le musicien.
Plus jeune que lui, elle est à vingthuit ans la riche héritière d'un
très important propriétaire polonais d'Ukraine. Séparée de son
mari et mère d'une fille, Carolyne apparaît un peu comme l'antithèse physique et psychique de
Marie d'Agoult
: petite et brune, "sauvage" et très cultivée, musicienne et
curieuse de tout, intensément religieuse (jusqu'à consacrer
toute son existence à écrire une histoire de l'Église !), forte et
réaliste — finalement une sorte de George Sand, en plus mystique ! ("
Le génie est une empreinte de la divinité ", écriratelle, et le génie musical a fortiori, aurait pu ajouter
Liszt.) Liszt décrit luimême sa "prière vivante" à sa mère comme «
belle,
très belle même, de cette beauté significative et invincible que
le rayonnement de l'âme seul peut donner à la physionomie et aux
détails de l'organisme.» Tout est dit.
Liszt en 1847 par Barabas Miklos
Carolyne invite
Franz
dans son vaste domaine de Woronince pour un mois de véritable
communion spirituelle, qui permet sans doute au musicien de
confirmer pour luimême ses vœux de métamorphose. Il écrit làbas de
sobres et superbes Glanes de Woronince dans lesquelles la poétisation du folklore polonais atteint une sorte de sommet, bien différent de l'éclat des
Rhapsodies ; l'amoureux et le musicien sincères y prennent le pas sur l'homme d'estrade, comme dans la remarquable
Ballade d'Ukraine d'une émouvante tendresse. Rencontre inattendue,
Liszt
emprunte dans une de ses pièces sans le savoir un air polonais
extrait de l'une des mélodies pour voix du jeune Chopin (qu'il
transcrira ensuite pour piano). Puis il repart en tournée jusqu'à
Constantinople, avant de donner ses derniers concerts à
Elisabethgrad en septembre. Aussitôt il retrouve Carolyne
dans son domaine pour trois mois ; là s'affirme alors très
concrètement le nouvel axe de son existence, par la composition
finale de ses Harmonies poétiques et religieuses — vaste parcours pianistique et religieux qui symbolise la nouvelle voie
spirituelle et amoureuse de Liszt, aussi sûrement que les deux premiers livres des
Années de pèlerinage et leur panthéisme, dédiés en esprit à
Marie d'Agoult,
avaient marqué la première moitié de sa vie. Le troisième livre,
qui paraîtra beaucoup plus tard (écrit en 1877, publié en 1883),
sublimera en quelque sorte les deux "œuvresparcours" dans une voie
définitivement spirituelle. ◆
JeanYves Clément(À suivre)